Déclaration du président d’honneur de l’IHRA au sujet de la législation polonaise

Le 1er févier 2018

« Je souhaiterais m’exprimer sur la question actuelle de la position de l’IHRA relative à l’amendement à la loi, voté par le Parlement polonais, concernant la prétendue protection de l’honneur national polonais vis-à-vis de l’Holocauste.

La mission de l’IHRA, telle qu’elle est définie par la déclaration de Stockholm, est de transmettre la mémoire de la Shoah et de promouvoir la recherche et les études sur les sujets liés à ce génocide. La Pologne s’est engagée à respecter cette déclaration, et c’est là ce qui constitue la base de son adhésion à l’IHRA. Au-delà du verbiage, la législation en question renvoie à au moins trois problèmes distincts.

Le premier concerne le refus d’appeler camps “polonais”, les camps de concentration et d’extermination en Pologne, durant la Seconde Guerre mondiale, exigence en l’occurrence évidente et justifiée : ces camps étaient des camps allemands, installés sur le territoire polonais occupé. On n’y trouvait pas de gardes polonais, uniquement des prisonniers et des victimes polonais. Mais il s’agit là d’un faux problème : aucun chercheur, aucun homme politique ni aucun gouvernement sérieux ne trouvera à redire à cette revendication du gouvernement polonais. L’IHRA soutient entièrement la position de la Pologne sur ce sujet. Cependant, le fait que le gouvernement polonais réitère avec insistance une revendication acceptée par quasiment tous les centres de recherches et mémoriaux de l’Holocauste – et certainement par tous les centres majeurs à Jérusalem, Washington, Amsterdam, Paris (et ailleurs dans le monde), affiliés à l’IHRA – semble masquer le véritable objectif de cette législation, à savoir attaquer la liberté de la recherche sur l’Holocauste en Pologne. Je me méfie profondément de notions telles que « l’honneur national », d’autant plus lorsqu’elles sont appliquées à des nations toutes entières ou à des ethnies.

Le deuxième problème tient au fait que cette législation criminalise quiconque déclarerait la nation ou le gouvernement polonais responsable des crimes perpétrés sur le territoire national pendant la guerre. Voici un argument bien étrange. La nation ou l’état polonais n’ont pu commettre aucune action sur le territoire polonais pendant la guerre, puisque la Pologne était alors occupée et terrorisée par une puissance étrangère. Il existait certes une résistance politique et militaire anti-allemande, qui, de toute évidence, ne pouvait agir comme un gouvernement reconnu. Le gouvernement polonais en exil ne contrôlait la résistance que de façon limitée. Il est vrai que, contrairement à d’autres pays, la Pologne n’a pas collaboré sur le plan politique avec l’Allemagne nazie. Rien de bien surprenant à cela, l’Allemagne nazie n’ayant pas cherché à établir ou négocier avec un groupe politique polonais quel qu’il soit – les nazis voulaient éliminer la nationalité polonaise en tant que telle et réduire le people polonais à l’esclavage. La fierté “nationale” est donc, ici encore, un faux problème.

Le troisième point, fondamental, concerne la question des relations entre les Juifs et les Polonais, sur le territoire polonais occupé pendant la guerre. Les historiens de l’establishment en Pologne affirment que les Polonais ont essayé de sauver les Juifs. D’après eux, il y aurait eu pléthore de sauveteurs polonais, l’exemple type étant la famille Ulma, dans la petite bourgade de Markowa. Les Ulma avaient tenté de sauver deux familles juives, ils furent dénoncés et assassinés avec les Juifs qu’ils avaient voulu cacher. Le musée érigé dans cette petite ville décrit la nation polonaise comme une nation de sauveteurs. C’est un mensonge éhonté, qui masque le fait que dans les villages et les petites villes aux alentours de Markowa, les paysans, armés de fourches et de gourdins, chassaient les Juifs, tuant ceux qui tentaient de s’enfuir ou les remettant aux mains de la police polonaise, qui collaborait pleinement avec les Allemands, ou encore les livrant directement à ces derniers. Cet état de fait s’est reproduit dans l’ensemble du pays. La participation des Polonais au meurtre des Juifs était largement répandue. Les sauveteurs – non pas au nombre de 60 000, comme l’avancent certains pseudo-historiens polonais, mais peut-être le tiers, voire moins, de ce chiffre, sur quelque 21 millions de Polonais – étaient, eux, de véritables héros, qui devaient protéger les Juifs non seulement des Allemands, mais bien souvent également de leurs voisins polonais. Toutefois, au-delà des sauveteurs à proprement parler, une importante minorité manifesta une attitude positive à l’égard des Juifs et nombreux furent ceux qui leur apportèrent leur aide. Certains mouvements de résistance étaient bien disposés envers les Juifs. La plupart, cependant, ne l’étaient pas. Mais aucun Juif ne put survivre en Pologne sans l’aide des Polonais.

C’est cette réalité complexe qui est aujourd’hui au cœur du débat. La législation est destinée à rendre impossible toute recherche sur ce sujet difficile : elle protège soi-disant les travaux scientifiques et artistiques de toute criminalisation. Mais qui détermine ce que sont de tels travaux ? Quid d’un journaliste d’investigation ? D’un artiste en herbe, mais pas (encore) reconnu ? Ou d’un guide touristique expliquant comment la population locale a gaiement pillé les biens juifs, tandis que leurs propriétaires étaient rassemblés pour être assassinés ? Ou un simple étudiant en licence, rédigeant un devoir dans le cadre d’un cours, et qui demanderait à consulter des archives – lorsqu’ils remettront leur copie, devront-ils faire trois ans de prison, pour avoir découvert qu’un groupe de villageois ont assassiné leurs voisins juifs ? Je suppose qu’ils préfèreront ne pas écrire ce devoir. La liberté de recherche ou de publication ne saurait exister dans une telle atmosphère, un tel climat autoritaire et intolérant. D’excellents historiens polonais s’y opposent ouvertement et courageusement, principalement mais pas uniquement, autour du centre polonais de recherche sur l’Holocauste, dont d’éminents professeurs tels que Barbara Engelking, Dariusz Libionka et bien d’autres. Le 28 janvier dernier, ils ont publié leur propre déclaration (en réalité la republication en 2016 d’une très forte opposition à la législation). La politique gouvernementale rencontre également l’opposition du directeur du POLIN, le musée de l’histoire des Juifs polonais, à Varsovie.

L’IHRA exige, de la façon la plus véhémente qui soit, que ce type de législation, qui ne saurait être reconnue par une société civilisée, soit annulée. La Pologne est un membre majeur de l’IHRA et les relations au sein de l’IHRA avec les collègues polonais ont été de tout temps rien moins qu’excellentes. Mais le gouvernement polonais doit prendre une décision : en faveur de la liberté d’investigation, de recherche et de publication, pour le droit à l’erreur tout comme pour celui d’avoir raison, ou contre, ce qui alors signifie aller à l’encontre de la déclaration de Stockholm et de l’IHRA.”

Professeur Yehuda Bauer, président d’honneur de l’IHRA