RENCONTRE AVEC MONSIEUR LEHRER


Nous avons choisi de retranscrire les propos de Monsieur Lehrer sous forme de questionnaire, par souci de clarté. En réalité, le témoignage s’est fait spontanément, presque sans interruptions.


Aviez-vous, avant la guerre, déjà ressenti et subi l’antisémitisme ?

Oui, dès mon plus jeune âge. Dès l’âge de cinq ou six ans, à l’école primaire, je devais déjà affronter les propos racistes de certains de mes « camarades ». Je garde en particulier le souvenir précis de l’un d’entre eux qui s’amusait à me nommer « Léon l’horreur » ; il employait ce terme péjoratif car il n’appréciait pas que mon nom ne soit pas d’origine française. Puis à l'âge de sept-huit ans, las de tous ces propos racistes, j’ai commencé à donner mes premiers coups de poing en guise d'autodéfense. Et puis, heureusement, il y avait la famille.

Votre famille était très unie ?

Oui, très. Un souvenir marquant de mon enfance m'a aidé maintes fois à ne pas fléchir lors de ma détention dans le camp. Ce souvenir s'est déroulé il y a maintenant 75 ans, mais il est toujours très précis en moi : c'était en plein dans la crise économique de 1930 et la plupart des gens étaient ruinés. A l'époque, j’avais 10 ans et ma famille était très pauvre. Un soir, alors que nous n'avions pas du tout de nourriture ni d'eau, mon père a dit soudainement:
"Vu que nous n'avons ni à manger ni à boire, nous allons chanter!"
Ainsi, nous avons chanté toute la soirée et ce fut pour moi l'un des plus beaux souvenirs de ma vie; car même si ma famille ne roulait pas sur l'or, elle était unie par un grand sentiment d'amour.

Etes-vous resté longtemps à l’école ?

J’ai arrêté mes études après mon certificat d’étude, car je devais apporter « des sous » à la maison, j’avais alors 12 ans. J’obtins une bourse, pour suivre des cours complémentaires, cours que j’ai interrompus après avoir trouvé une place dans une usine en tant qu’assistant du forgeron, Gustave Hervier. Ce travail occupa mon temps 54h /semaine et me rapporta 27 francs/ semaine.
Dans cette usine, j’ai suivi pendant quatre ans un apprentissage dans la téléphonie, ce qui me permit de survivre à Auschwitz ! Après quoi, accusé à tort d’une faute professionnelle, je partis de cet atelier après en avoir tiré une conclusion : les hommes ne sont pas justes !

Parlez-nous un peu plus de votre famille ...

Ma mère et mon père originaires de Bucarest sont venus à Paris en 1912, après avoir été persécutés dans leur pays, la Roumanie. Mes parents étaient des couturiers. Ils adoraient la France, et lui étaient dévoués. C’est pour cette raison que mon père partit comme volontaire durant la première guerre mondiale. Ils ont eu un premier fils en 1914, et trois filles, une en 1915, une en 1916 et une dernière en 1918. Puis, je vins au monde à Paris, près de la butte Montmartre, en 1920. Quand j’avais deux ou trois ans, ma meilleure amie s’appelait Bibi !

Quand avez-vous perçu le danger pour vous et votre famille après l’invasion allemande ?

Avec la promulgation des lois raciales : « ON apprend que nous ne sommes plus français , mais seulement des sales juifs. » Révolté, je n’accepte pas de porter l’étoile juive. J’apprends en surveillant les lignes téléphoniques aux PTT (où je travaille) qu’une rafle est bientôt prévue, je préviens ma famille, puis pars à vélo jusqu’à Rambouillet, où on me le vole ! Ensuite , toujours décidé à rejoindre la zone libre, « sans un sous en poche », je parcours près de 600km, et arrive à Toulouse. Avec mon frère et mes sœurs (mes parents n’ont pas voulu quitter Paris) qui m’y ont rejoint , nous avons vécu à Toulouse où nous avons « péniblement gagné notre vie ».

Dans quelles circonstances avez-vous été déporté ?

A Toulouse, j’avais rencontré Marcelle, dont j’étais tombé amoureux. Mais j’avais un rival, un lieutenant de la gendarmerie française … et il était pétainiste ! Marcelle, tombée sous son influence, écrivit à mon encontre une lettre de dénonciation.

Quand êtes-vous arrivé à Auschwitz ?

En janvier 1943.

Avez-vous tout de suite pris conscience de l’horreur du camp ?

Oui, dès mon arrivée, les Allemands ont montré leur antipathie pour les Juifs. J’ai reçu un coup de crosse de la part d’un SS simplement parce que je n’avais pas enlevé mes lunettes lorsque nous avons été dépouillés de nos affaires. J’ai aussi vu un petit garçon se faire mordre au visage par un chien lâché volontairement par un SS !
Au moment de la séparation des hommes et des femmes, après la sortie du train dans lequel nous avons été entassés comme des animaux pendant des jours sans eau ni nourriture, les Allemands demandaient à tout le monde de se déshabiller alors qu’il faisait -10 à -15°C dehors. Ensuite ils nous ont ordonné de nous mettre en rang et d’avancer au rythme imposé : sinon, ils auraient lâché leurs chiens qui nous auraient mordus. Après, nous sommes arrivés dans un hangar, où nous avons du nous mettre debout sur un banc afin d’être tondus. Cet acte montre clairement la déshumanisation que nous avons subie. Nous avons ensuite été tatoués un par un, mon numéro était le : 172 749. Ainsi, je n’avais plus de nom, de prénom, de nationalité mais n’étais plus qu’un numéro ! Pour qualifier ma vie là-bas, je dirais, « chaque jour était pire que la veille ».
Quand je suis revenu d’Auschwitz, je ne pesais plus que 33 kg !

Est-ce qu’il y a des gens qui ne croient toujours pas à votre histoire ?

Oui, par exemple un certain Faurisson la nie toujours …

En quoi votre caractère a-t-il été transformé par votre passage au camp ?

Je me considère comme un homme fier par mon éducation (même si j’ai un bac-7),un homme révolté par toutes les injustices, qui ne se laisse pas faire, têtu.
Je m’efforce de parler de cette période avec un certain calme, sinon je monterais sur les tables… Contrairement à d’autres déportés, j’ai toujours refusé l’idée du suicide, car je tiens trop à ma famille.
Je tiens surtout à vous dire : « Combattez le racisme ! »

Êtes- vous resté en contact avec des camarades du camp?

Nous étions un groupe de cinq : Lucien, Joseph, Alexandre, Henri et Léon.
Mais Lucien, Joseph et Alexandre sont décédés. D’une manière générale, j’ai fui tout contact avec d’anciens déportés pendant 53 ans. A 25 ans, je me considérais déjà mort. Je cherchais surtout à oublier. Et par ailleurs, j’avais l’impression qu’on ne me croirait pas. Alors, le silence s’est installé…
Je n’ai recommencé à parler qu’à 78 ans, parce qu’une grave maladie me faisait prendre conscience de la nécessité du témoignage.

Quelle forme a pris votre témoignage ?

Lors de ma convalescence, j’ai demandé à mes enfants de me fournir un magnétophone, afin de raconter tous les souvenirs dont je n’avais jamais parlé même à ma femme. C’est elle qui a retranscrit tout cela, ce qui a donné naissance à un livre, Un poulbot à Pitchipoï.