Témoignage et Littérature.


I. Une nécessité de témoigner.
1. Libération intérieure
2. Une intention morale
3. Une intention pédagogique

II. Les difficultés du témoignage
1. Problème de l’objectivité
2. Les limites du témoignage
3. Clarté du style

III. L’écriture du témoignage
1. Une écriture scientifique
2. Un récit narratif, argumentatif ou poétique ?
3. Un récit historique, un témoignage

IV. Les conséquences du témoignage
1. Sur l’auteur
2. Sur les lecteurs
3. Sur la littérature


L’œuvre de Primo Levi, Si c’est un homme, est l’une des plus grandes œuvres littéraires du 20e siècle. En témoignant sur la plus grande expérience criminelle de l’histoire, l’auteur s’est inscrit dans la lignée des plus grands. A travers notre étude, nous verrons en particulier l’importance du témoignage, et sa dimension dans la littérature. Nous organiserons notre réflexion en quatre parties. Nous verrons dans une première partie que témoigner fut une nécessité pour Primo Levi, puis dans une seconde partie nous étudierons les difficultés du témoignage, ensuite dans une troisième partie nous parlerons de l’écriture du témoignage et enfin, dans une quatrième et dernière partie, nous étudierons les conséquences de ce témoignage.

Si c’est un homme a été tout d’abord pour Primo Levi une nécessité afin de se libérer intérieurement, mais nous verrons que le témoignage avait aussi un but moral et pédagogique.
Ecrire a été pour Primo Levi, comme pour d’autres, une nécessité, afin de se libérer de ses souvenirs trop lourds et horribles tels que ceux du Lager. Ce qu’a vécu Primo Levi est inconcevable, et être porteur d’un souvenir aussi marquant, aussi terrible, est pesant. Mettre noir sur blanc ces souvenirs est un moyen pour l’auteur d’extérioriser et de se purifier en quelque sorte. Comme l’a dit Primo Levi dans la préface : « Le besoin de raconter aux ‘‘autres’’, de faire participer les ‘‘autres’’, avait acquis chez nous, avant comme après notre libération, la violence d’une impulsion immédiate, aussi impérieuse que les autres besoins élémentaires ; c’est pour répondre à un tel besoin que j’ai écrit mon livre ; c’est avant tout en vue d’une libération intérieure. » Témoigner est donc bien une nécessité pour le rescapé du Lager, car il est porteur d’une mémoire atroce.
Si Primo Levi a publié son témoignage, c’est pour lui une manière de donner corps aux souvenirs, pour les survivants, afin que les autres hommes aient conscience de ce qui s’est passé dans les camps de concentration. Ceux qui témoignent des atrocités de la guerre ont une volonté de transmettre, de faire savoir, pour que de tels événements ne se reproduisent plus jamais. Pour celui qui témoigne, il est important de mettre en garde les hommes, de montrer ce que l’homme peut faire à son prochain. Primo Levi le dit lui-même dans la préface : « Puisse l’histoire des camps d’extermination retentir pour tous comme un sinistre signal d’alarme. » Témoigner est aussi un moyen de mettre aux yeux de tous les crimes commis par les Nazis, pour ne pas oublier, car ces derniers ont tenté de dissimuler leurs méfaits aux yeux du monde entier. N’oublions pas que le livre a été publié en 1947, soit deux ans après la fin de la guerre, et qu’à cette époque, il est important de faire savoir aux autres, de dénoncer, et de rétablir la vérité. De plus, ce livre est également un hommage à ceux disparus dans les camps d’extermination.
Enfin, ce livre a aussi une visée pédagogique. A travers une grande clarté d’écriture, Primo Levi a voulu instruire ses lecteurs, leur montrer la réalité du camp d’Auschwitz. Ce qui a pu être assimilé à de la froideur ( La quasi inexistence d’expression de sentiments personnels de la part de l’auteur ) est en fait une manière de susciter l’indignation chez le lecteur dans le but de transmettre l’horreur vécue dans les camps. C’est une manière implicite de faire comprendre le lecteur. Ce dernier, au lieu d’être devant le fait accompli, devant une constatation « C’est abominable » est amené à réfléchir, et à tirer de lui-même cette conclusion. Par ailleurs, Primo Levi est très précis dans sa description du camp, de ses détenus, de son fonctionnement. Cela permet aux lecteurs de situer les événements, de comprendre. Nous avons par exemple à partir de la page 42, une longue description de la topographie du camp : « Le camp se compose de soixante baraques en bois, qu’ici on appelle Blocks, dont une dizaine sont en construction ; à quoi s’ajoutent le corps des cuisines, qui est en maçonnerie, une ferme expérimentale tenue par un groupe de Häftlinge privilégiés, et les baraques des douches et des latrines, une tous les six ou huit Blocks. ( … ) ». A travers une forme de maïeutique, l’auteur amène ses lecteurs à la réflexion. Le lecteur ‘‘participe’’ en quelque sorte au récit, et c’est ainsi qu’il est amené a réfléchir. C’est pourquoi nous pouvons dire que Si c’est un homme est une œuvre pédagogique.
L’écriture du livre a donc bien été déclenchée par un besoin de s’exprimer, de se libérer, et ce dans un but autant moral que pédagogique. Cependant, l’auteur a pu se heurter à certaines difficultés.

En effet, témoigner d’une horreur telle que la vie dans un camp de concentration Nazi peut être difficile. L’auteur se doit d’être le plus objectif possible et il doit d’imposer des limites : On ne peut pas tout raconter. De plus, afin d’être compris et entendu, il a choisi d’être la plus clair possible.
Ainsi même si l’auteur veut révéler toute la vérité sur les camps, s’il veut rapporter les faits tels qu’ils ont été, il doit être le plus objectif possible. Cependant un témoignage ne sera jamais totalement objectif. Ayant lui-même vécu toutes ces horreurs, il ne peut pas toujours cacher ses émotions : Ce n’est pas un travail d’historien. Primo Levi a voulu dénoncer le système concentrationnaire et c’est pour cela que son livre n’est pas écrit dans un ordre chronologique. Les chapitres n’ont pas été rédigés selon un déroulement logique, mais « Par ordre d’urgence » p.8. Ecrire était un besoin, donc l’auteur n’a pas pu rester totalement objectif.
De même, Primo Levi fut contrait de s’imposer certaines limites. Il savait que tout ne pouvait être dit, et que tout ne pouvait être compris par ses lecteurs. Ceux qui n’ont pas eux-mêmes vécu l’expérience du camp ne pourront jamais s’identifier aux déportés ni à l’auteur. Ce dernier en est conscient et l’accepte : « Nous savons, en disant cela, que nous serons difficilement compris, et il est bon qu’il en soit ainsi ». Les mots n’ont également pas la même signification pour les déportés que pour les ‘‘autres’’. Primo Levi le dit à la page 132 : « Nous voudrions dès lors inviter le lecteur à s’interroger : que pouvaient bien justifier au Lager les mots comme « bien » et « mal », « juste » et « injuste » ? ». Les sentiments et perceptions ne sont pas les mêmes pour des hommes libres et pour ces esclaves à qui il ne reste plus que des sensations quasi-animales.
Enfin, afin de se faire entendre et comprendre, l’auteur a eu recours à une grande clarté d’écriture. Il est extrêmement précis et n’hésite pas à se lancer dans des descriptions détaillées. Il nous donne par exemple la topographie des lieux telle qu’elle était à l’époque : Les dimensions du Lager ( pages 42-43 ), le nombre de baraques et leurs fonctions. Dans le septième chapitre, l’horizon s’élargit. Nous apprenons également quelles sont les différentes catégories de détenus aux pages 44-45 : « ( … ) les occupants du Lager se répartissaient en trois catégories : les prisonniers de Droit commun, les prisonniers politiques, et les juifs. » Il nous est aussi présenté l’organisation du travail, et les horaires de ce dernier qui diffère selon les saisons : « On travaille tant qu’il fait jour : aussi passe-t-on d’un horaire minimum l’hiver ( de 8h à 12h et de 12h30 à 16h ) à un horaire maximum l’été ( de 6h30 à 12h et de 13h à 18h ). » p.49. L’auteur ne néglige pas les détails car il sait que c’est à travers eux que le lecteur peut plus facilement comprendre la réalité des choses et percevoir la véracité du témoignage.
Nous avons donc vu comment Primo Levi a pu surmonter les difficultés qu’accompagnaient l’écriture d’un témoignage tel que celui-ci.

Nous allons maintenant étudier les différents aspects de l’écriture du témoignage. L’auteur aura préféré adopter une démarche scientifique et nous pouvons nous demander de quelle nature est successivement le récit.
Tout d’abord nous pouvons remarquer que Primo Levi a écrit son témoignage de telle façon qu’on croirait lire une sorte d’écrit scientifique. Ecrit en prose, avec beaucoup de précisions, et dépourvu d’ornements littéraires, Si c’est un homme se veut être le plus exact possible. Ce récit est précis tel un traité scientifique, sans grandiloquence, mais vrai, parce que vécu. Il ne contient pas de discours moralisateur, les faits sont évoqués dans leur terrible simplicité : rapporter les situations et comportements du quotidiens suffisent. Ce qui nous montre que le texte est écrit de manière scientifique est par exemple l’absence de sentiments personnels, ou encore la récurrence du terme « Pourquoi ? » ainsi que les amas de questions tout au long du livre. L’auteur chercher à rationaliser, à trouver des causes à l’inexplicable. La substance du texte de Primo Levi tient dans une description très méthodique, presque clinique, de l’horreur du Lager à travers la vie quotidienne d’un détenu. Le Lager devient un laboratoire d’études, les hommes sont les rats sur lesquels l’on pratique des expériences.
Nous pouvons ensuite nous demander si le récit de Primo Levi est narratif, argumentatif ou poétique. Il peut en effet être considéré comme narratif, car c’est le récit de la vie quotidienne à Auschwitz, et une analyse du système concentrationnaire Nazi. Le récit a un aspect progressif : Plus on avance dans le livre, plus on apprend de choses. Cependant le texte est aussi argumentatif. Sa force réside dans une écriture dépouillée de tout pathétique. Le récit avait une visée précise : L’auteur a opté pour une introspection permanente dans l’esprit du narrateur, ce qui permet au lecteur de s’identifier pleinement au personnage, en ne voyant du camp que ce que le narrateur en voit, au point d’avoir la sensation de vivre à ses côtés. Mais il apparaît souvent désarmé face aux faits. Enfin, le récit semble avoir certains aspects poétiques. Adorno avait dit qu’après Auschwitz « on ne peut plus écrire de poésie ». Levi n’était pas de cet avis : « Mon expérience prouve le contraire. ( … ) Quand je parle de ‘‘poésie’’ je ne pense à rien de lyrique. J’aurais reformulé la phrase d’Adorno ainsi : après Auschwitz, on ne peut plus écrire de poésie que sur Auschwitz. » ( Conversations et entretiens p.138 ). Se pose une question essentielle : La poésie a-t-elle encore un sens au cœur de la nuit concentrationnaire nazie ? Primo Levi étonne particulièrement par la manière dont il présente ces événements. En effet le ton de la voix du narrateur, parfois ironique, souvent pleine de tristesse, mais toujours chaleureuse et mesurée, crée un contraste saisissant avec l’atrocité des événements rapportés. L’aspect poétique est par exemple perceptible avec l’évocation de la Divine Comédie de Dante.
Enfin, ce récit est automatiquement un témoignage historique. Le récit tout au long du livre raconte des faits historiques, tels qu’ils ont eu lieu. Nous pouvons par exemple citer le passage de l’évacuation du camp d’Auschwitz le 18 et 19 janvier 1945, la « marche de la mort », dans laquelle mourut le meilleur ami de l’auteur. Ce témoignage à un aspect autobiographique, il répond à une motivation, celle de raconter aux autres la triste vérité, sa vérité. Primo Levi s’adresse aux lecteurs pour les convaincre et justifier son entreprise.
Après avoir étudié les différents aspects du récit, nous pouvons nous interroger sur ses conséquences autant sur les lecteurs que sur l’auteur lui-même.

Les conséquences de ce témoignage ne sont pas les mêmes pour l’auteur ou les lecteurs. Mais on peut aussi se demander quelles ont été les conséquences de Si c’est un homme dans la littérature.
Tout d’abord, les effets de l’écriture de ce témoignage ont été pour l’auteur tout d’abord une libération. Primo Levi éprouvait le besoin d’écrire sur ce qu’il a vécu dans le camp d’Auschwitz. Ecrire était en effet pour lui un espoir de survie. De plus, c’était un devoir moral de dire la vérité, pour lui il était important que ses lecteurs comprennent afin de ne pas renouveler les erreurs du passé. Pour Primo Levi, écrire était aussi un moyen d’échange avec les autres, ce qui manquait cruellement dans le camp où c’était ‘‘chacun pour soi’’. Finalement, raconter cet épisode de sa vie a été pour Primo Levi une grande libération, car il se sentait profondément coupable d’avoir survécu. Il mettra d’ailleurs fin à ses jours, sans doute submergé par le poids du souvenir, et par la culpabilité.
Ensuite, les conséquences du témoignage sur les lecteurs ont été diverses. En s’adressant directement au lecteur, Levi avait un but : Celui de transmettre la cruelle vérité des camps de concentration et d’extermination. Il avait un but avant tout moral. C’est donc à travers la lecture de Si c’est un homme que les lecteurs prennent conscience de l’horreur du régime Nazi, et ainsi ne feront plus les mêmes erreurs et ne commettront plus les mêmes crimes. C’est également un moyen de ne pas oublier. Afin que l’histoire ne se répète pas, il faut faire savoir à tous ce qui s’est passé dans les camps, et transmettre aux générations suivantes la mémoire des juifs morts dans les camps de concentration. Cette volonté de faire savoir au lecteur est semblable à celle des anciens combattants de la Première Guerre Mondiale qui voulaient dire la vérité sur les tranchées.
Enfin, dans la littérature, ce témoignage était difficilement considéré comme de la littérature au sens premier du terme. Levi dit lui-même : « Celui qui a écrit Si c’est un homme n’était pas un écrivain au sens habituel du terme, c'est-à-dire qu’il ne proposait pas une succès littéraire, et il n’avait ni l’illusion ni l’ambition de faire un bel ouvrage. » Ce texte est unique en son genre par son style et sa réflexion, et c’est pourquoi il a difficilement pu être classé dans une catégorie bien spécifique. On peut se demander comment concilier l’expérience des camps et la littérature. Cela revient à représenter l’imprésentable.

Ainsi, après avoir étudié différents aspects du témoignage, nous savons maintenant mieux quelles ont été les motivations de l’écriture de ce dernier, quelles ont été les difficultés rencontrées par Primo Levi lors de l’écriture, de quelle façon a été organisé le récit et quelles ont été ses conséquences. Nous pouvons désormais nous demander en quoi le livre Naufragés et rescapés, second livre de Primo Levi, pourrait compléter Si c’est un homme. Qu’apporterait de plus ce livre, bien plus noir et direct, par rapport à Si c’est un homme ?