Le génocide des Arméniens

UNE HISTOIRE TOURMENTÉE SUR LA TERRE DE NOÉ

Le baptême de l’Arménie. Estampe, XXe siècle.

Le baptême de l’Arménie. Estampe, XXe siècle. © Coll. Congrégation des PP. Mekhitaristes de Venise.

La légende veut que les Arméniens descendent de Haïk, arrière-arrière-petit-fils de Noé par Japhet. Il est généralement admis qu’ils seraient une des tribus thraco-phrygiennes qui, arrivées des Balkans en Asie Mineure vers 1200 avant J.-C., ont conquis l’antique royaume d’Ourartou et imposé leur langue indo-européenne. Leur présence est attestée dès le VIesiècle avant J.-C. par les sources perses et grecques.

« Échangerais histoire grandiose contre meilleur emplacement géographique » : l’histoire de ce bastion montagneux situé à un carrefour stratégique entre l’Europe et l’Asie, sur les voies de commerce et d’invasions, est en effet une succession de phases d’indépendance et de soumission, d’unification et de morcellement, d’âges d’or et de pages sombres.

L’adoption précoce du christianisme (IVe siècle), une Église nationale et la création d’un alphabet (Ve siècle) ont forgé une identité forte, qui a survécu même en l’absence d’État. Le dernier, le royaume de Cilicie, disparaît en 1375. L’Arménie est bientôt partagée entre les empires ottoman et persan.

 

L’INACCESSIBLE ÉGALITÉ DES DROITS

Recueil des différents costumes des principaux officiers et magistrats de la Porte et des peuples sujets de l’Empire ottoman.

Recueil des différents costumes des principaux officiers et magistrats de la Porte et des peuples sujets de l’Empire ottoman. © Onfroy libraire, Paris, 1778–1882. Coll. BnF

À l’aube du XIXe siècle, les quelques 3 000 000 d’Arméniens de l’Empire ottoman restent encore fortement implantés dans leur territoire ancestral. En tant que non-musulmans, ils sont soumis au statut discriminatoire de dhimmi, « protégés » comme gens du Livre, mais sujets de seconde zone. S’ils bénéficient d’une relative liberté religieuse et culturelle, ils ne peuvent ni porter des armes ni monter à cheval, ils sont soumis à des impôts spécifiques et, entre autres, à des codes vestimentaires distinctifs appliqués de façon plus ou moins stricte selon les époques et les lieux.

Face à l’expansion de la puissance rivale russe dans les Balkans et au Caucase et à la pression internationale, l’Empire ottoman tente d’enrayer son déclin par des réformes institutionnelles, fiscales et militaires. Les premières chartes visant à établir l’égalité des droits de tous les sujets, tel le rescrit impérial millet chrétien et juif garantissent leur autonomie culturelle et religieuse. Hatt-i Humayoun, sont adoptées à la veille du 30 mars 1856. Il met fin à la guerre qui oppose l’Empire russe à une coalition formée par la France, l’Angleterre et le royaume de Sardaigne et venue au secours de l’Empire ottoman, dont la souveraineté et l’intégrité vont bénéficier désormais d’une garantie internationale. Les nouveaux règlements des « nations » ethno-confessionnelles.

Mais le coût des réformes paupérise la population rurale, tandis que s’accroissent la pression sur la terre et l’insécurité dans les provinces orientales, du fait des tribus kurdes et de l’arrivée massive de réfugiés musulmans chassés par la conquête russe. Au 13 juin-13 juillet 1878, en posant la nécessité de réformes pour l’amélioration du sort des Arméniens de l’Empire ottoman, que la Russie vient de battre dans les Balkans et au Caucase, le congrès de Berlin internationalise la Question arménienne. Congrès de Berlin, la Question arménienne entre sur la scène internationale comme élément de la Chronique, de 1774 à 1923, du déclin de l’Empire ottoman jusqu’à son éclatement, en raison de son mode de gouvernance et de son incapacité à se réformer, et du fait de l’intervention – militaire, économique, culturelle, humanitaire – des puissances européennes en rivalité pour le partage des dépouilles.

 

LA POLITIQUE DU SULTAN : LE TEMPS DES MASSACRES

Hanté par le danger révolutionnaire et la montée des séparatismes des Balkans aux provinces arabes, Sultan de l’Empire ottoman et calife des musulmans, de la déposition de son frère Mourad V le 31 août 1876 à sa propre destitution par les Jeunes-Turcs le 27 avril 1909.Abdülhamid II suspecte une éventuelle tentation indépendantiste des Arméniens qui aurait l’appui de l’ennemi russe et des puissances européennes. Il suspend la constitution de 1876 à peine promulguée, opte pour un régime policier et une politique panislamiste.

Créés sur le modèle des Cosaques, les régiments de cavalerie tribaux hamidiye font régner la terreur. Déçus par les promesses de réformes non appliquées, les Arméniens commencent à s’organiser autour de partis politiques qui prônent l’émancipation sociale et nationale ainsi que l’autodéfense.

Le sultan réplique par des massacres de masse : plus de 200 000 morts, des milliers d’orphelins, des conversions forcées, l’exode vers le Caucase russe, la Perse ou les États-Unis. L’opinion publique européenne s’indigne et un large mouvement arménophile mobilise des personnalités issues de tous les courants politiques. Le sultan promet à nouveau des réformes, tout en jetant l’opprobre sur les victimes, relayé par une presse achetée et quelques intellectuels « amis ».

 

LES ESPOIRS DÉÇUS DE LA RÉVOLUTION CONSTITUTIONNELLE JEUNE-TURQUE

Photographie d'une scène de liesse à Marzvan. Empire ottoman, juillet 1908.

Scène de liesse à Marzvan. Empire ottoman, juillet 1908. © Photographie Dildilian. Coll. Haik Der Haroutiounian

D’autres Ottomans s’insurgent aussi contre la politique du sultan. Des membres du mouvement jeune-turc, apparu en 1889, se rapprochent des partis arméniens dans l’exil. Tandis que l’Empire continue de se déliter, le rétablissement de la Constitution en juillet 1908 par des officiers de l’armée de Macédoine suscite l’enthousiasme. La population fraternise. L’égalité des droits est réaffirmée. Les non-musulmans entrent au Parlement.

Mais dès avril 1909, les massacres d’Adana, attribués aux combats d’arrière-garde des partisans d’Abdülhamid II, créent le doute. L’aile nationaliste la plus radicale des Jeunes-Turcs impose bientôt sa dictature par la terreur. La perte des territoires balkaniques et le flot de nouveaux réfugiés musulmans sanctuarisent l’Anatolie comme ultime espace impérial à préserver.

Le Comité Union et Progrès (CUP), créé en 1907, opte pour la turquification de l’espace, des hommes et de l’économie, et pour le Alliance des peuples turcophones des Balkans à l’Asie centrale.panturquisme.

Au printemps 1914 déjà, les persécutions des Grecs des îles de l’Égée orientale et des zones côtières, et leur déportation vers le centre de l’Anatolie sous le couvert de la sécurité, sont de mauvais augure.

GUERRE ET GÉNOCIDE

La Première Guerre mondiale a inauguré de nouvelles pratiques de violence visant les populations civiles, des massacres de masse légitimés au nom d’idéaux supérieurs. La guerre s’est affirmée comme un cadre propice. Le cas emblématique des Arméniens, visant les propres sujets d’un État décrétés « ennemis intérieurs » par l’État dont ils sont les citoyens, a inauguré la « modernité » génocidaire du XXe siècle.

Parti unique, contrôlant tous les rouages administratifs et militaires, le Comité Union et Progrès (CUP) entrera en guerre en novembre 1914 aux côtés de l’Allemagne avec la claire conscience qu’il se créait ainsi l’opportunité de réaliser son projet de construction d’un État-nation turc, en éradiquant tous les groupes susceptibles de l’entraver.

Dès le 3 août 1914, un décret de mobilisation générale, incluant les Arméniens, avait été promulgué. Le Comité central du CUP décide aussi de la formation d’une organisation spéciale (OS), la Teşkilât-ı Mahsusa, un groupe paramilitaire chargé de la lutte contre les « tumeurs internes ». L’entrée en guerre permet également de légitimer les réquisitions militaires, s’apparentant à un pillage, visant entrepreneurs arméniens et grecs.

 

VERS UN PROJET D’ÉRADICATION TOTALE DES ARMÉNIENS

Villageois kurdes dans le quartier arménien de Van. Empire ottoman, 1916

Villageois kurdes dans le quartier arménien de Van. Empire ottoman, 1916. © Photographie Aram Vrouyr. Coll. Musée d’Histoire d’Arménie.

La terminologie des Unionistes, qualifiant les Arméniens de « tumeurs internes », porte l’empreinte de leur idéologie de Doctrine politique inspirée de la théorie de Darwin sur l’évolution des espèces par la sélection naturelle et appliquée à l’homme et aux relations sociales. La guerre aidant, le projet de turcisation de l’espace anatolien se transforme en entreprise d’extermination des Arméniens, étendue à d’autres communautés de chrétiens d’Orient, dont les syriaques. Le CUP parvient à mobiliser autour de lui les notables de province, les chefs tribaux et les cadres de l’administration et de l’armée, presque tous membres du parti.

Le désastre militaire de Sarıkamış sur le front du Caucase face aux Russes, les 2 et 3 janvier 1915, a certainement décidé le Comité central jeune-turc à compenser ces revers cinglants par une politique intérieure encore plus radicale à l’égard des Arméniens, avec l’appui de l’OS.

L’offensive ottomane sur le front caucasien s’accompagne déjà de massacres localisés, le long de la frontière avec la Russie et la Perse. La population arménienne d’une vingtaine de villages est massacrée, y compris en Azerbaïdjan persan, où des chefs tribaux kurdes se joignent aux contingents de l’armée ottomane.

 

LA MISE EN ŒUVRE DE LA DESTRUCTION DES ARMÉNIENS

Carte des principaux axes de déportation et camps de relégation

Carte des principaux axes de déportation et camps de relégation.

Sur ordre du ministre de la Guerre, (1881-1922), il est un des chefs du mouvement jeune-turc et de la révolution constitutionnelle de 1908. Acteur de la radicalisation ultra-nationaliste et dictatoriale du régime, il est ministre de la Guerre de l’Empire ottoman pendant le premier conflit mondial, qu’il choisira de mener aux côtés de l’Allemagne.

Enver Pacha, le 28 février 1915, les dizaines de milliers de conscrits arméniens servant dans la IIIe Armée sont désarmés et versés dans des bataillons de travail ou exécutés. À partir de mai, c’est au tour des hommes de 16 à 60 ans. Le 24 avril, sur ordre du ministre de l’Intérieur, (1874-1921). D’abord télégraphiste à Salonique, il adhère au mouvement jeune-turc et devient, après la révolution de 1908, ministre des Postes, puis ministre de l’Intérieur et Grand Vizir. Il est l’un des architectes principaux du génocide des Arméniens.

Talaat Pacha, les élites arméniennes de Constantinople sont arrêtées et éliminées quelques semaines plus tard.

L’élimination des Arméniens des six Subdivision administrative équivalente à une province.vilayet orientaux, leur territoire historique, apparaît comme une priorité. Les convois de déportés – femmes, enfants, vieillards – sont méthodiquement supprimés en cours de route. Peu d’entre eux arrivent jusqu’aux « lieux de relégation ». En revanche, un plus grand nombre de ceux d’Anatolie occidentale ou de Thrace, expédiés vers la Syrie de juillet à septembre 1915, souvent par train, parviennent au moins jusqu’en Cilicie.

L’ultime étape du processus de destruction a pour cadre les vingt-cinq camps de concentration de Syrie et de Haute-Mésopotamie mis en place à partir d’octobre 1915, et qui accueillent environ 800 000 déportés. D’avril à décembre 1916, quelque 500 000 Arméniens qui y survivent encore sont systématiquement massacrés, en particulier sur les sites de Ras ul-Ayn et Deir es-Zor.

 

LA FIN D’UN MONDE

Au lendemain de l’armistice de Moudros, on recense quelque 300 000 rescapés, principalement des femmes et des enfants, qui pourront retourner dans leurs foyers ou seront recueillis dans des refuges et des orphelinats gérés par des organisations caritatives arméniennes ou étrangères, dont le Near East Relief américain.

 

Bilan

Environ 2 millions d’Arméniens dans l’Empire ottoman en 1914.

Victimes

Environ 1,3 million de morts :

  • 120 000 soldats arméniens mobilisés dans la IIIe Armée (couvrant les six vilayet orientaux), tués par petits groupes, entre janvier et février 1915, ou versés dans des bataillons de travail.
  • Plusieurs centaines de représentants de l’élite arménienne arrêtés le 24 avril 1915, à Constantinople comme dans les villes de province, internés puis assassinés.
  • Des dizaines de milliers d’hommes, âgés de 40 à 60 ans, massacrés entre avril et août 1915, principalement dans les six vilayet arméniens.
  • 1 040 782 Arméniens, essentiellement des femmes, des enfants et des vieillards, déportés entre avril et le début de l’automne 1915 en 306 convois.
  • Près de 400 000 morts dans les camps de concentration d’octobre 1915 à juin 1916.
  • Près de 300 000 autres internés des camps massacrés entre juillet et novembre 1916.

 

Rescapés

Environ 700 000 Arméniens ottomans :

  • Plusieurs dizaines de milliers, en dehors des provinces orientales, à ne pas avoir été déportés (80 000 à Constantinople, 10 000 à Smyrne).
  • Plusieurs dizaines de milliers à avoir fui vers le Caucase russe.
  • Des milliers d’artisans et leurs familles convertis et maintenus sur place.
  • Environ 100 000 rescapés des camps ou des lieux de relégation retrouvés en Syrie, en Mésopotamie, en Palestine, en Jordanie, au Sinaï.

 

EXCLURE DU TERRITOIRE

Photographie d'un passeport portant la mention « Retour interdit » délivré par la nouvelle République turque

Passeport d’Hagop Handjian portant la mention « Retour interdit » délivré par la nouvelle République turque, « au nom du gouvernement de la Grande Assemblée nationale de Turquie, le 19 juillet 1924 ». © Coll. Centre du Patrimoine Arménien, Valence.

Vérité sur le mouvement révolutionnaire et les mesures gouvernementales, document publié à Constantinople en 1916, alors que s’achève l’extermination des Arméniens de l’Empire ottoman, pose la première pierre de l’édifice négationniste.

Avec la création de la République de Turquie en 1923, les preuves du programme d’extermination administrées lors des Procès par des tribunaux turcs, au lendemain de la guerre, des principaux responsables du génocide des Arméniens, et condamnés à mort par contumace (1919-1920).procès de Constantinople sont effacées, et les rescapés revenus dans leurs foyers à nouveau chassés.

Le premier recensement de la Turquie républicaine en 1927 ne comptabilise plus que 65 000 Arméniens. Dans l’histoire officielle de la Turquie, rédigée dans les années 1930, l’Arménie n’est pas mentionnée, comme si les Arméniens n’avaient existé que comme rebelles et traîtres à la patrie. Les assassins de la mémoire prennent le relais des tueurs.

 

EFFACER DE L’HISTOIRE

L’émergence en 1948 du mot « génocide » comme infraction du droit pénal international, inspire les revendications des Arméniens, tant en diaspora qu’en Union soviétique.

À partir de 1965, ils revendiquent, entre autres, la reconnaissance du génocide perpétré en 1915-1916. La Turquie met alors en place un négationnisme d’Étatcentré sur la récusation de l’intention criminelle, la réduction du nombre des victimes, voire, dans une forme extrême, le retournement de l’accusation : ce sont les Arméniens qui ont perpétré un génocide des Turcs !

À toute reconnaissance du génocide par un État, un parlement, une ville, le gouvernement turc réplique par des mesures diplomatiques, économiques (et juridiques à l’encontre de ses citoyens).

Tandis que la recherche scientifique conduite par historiens et juristes confirme la réalité d’un génocide, l’obstination à nier cette évidence des gouvernements turcs successifs est de plus en plus dénoncée par une société civile turque consciente que le rétablissement de la vérité historique est un gage de démocratie.

La tabatière de Serpouhie.

La tabatière de Serpouhie. « Cette tabatière porte le souffle de ma mère, et je voudrais qu’elle retourne dans une famille arménienne ». © Bardig Kouyoumdjian.

 

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