Hazkarah 2025,
l’allocution de Robert Bober
commémoration

dimanche 28 septembre 2025 à 10h15

Hazkarah au Memorial de la Shoah, allocution du réalisateur et écrivain Robert Bober le 28 septembre 2025. © Yonathan Kellerman / Mémorial de la Shoah

En juillet 1945 je me suis retrouvé avec plus d’une centaine d’autres enfants à Andrésy, pas très loin de Paris, au Manoir de Denouval. Nous avions tous en commun d’avoir été des enfants cachés. Ce furent des vacances inoubliables. Le temps n’a pas effacé ces moments de ma mémoire.

Au milieu des années quatre-vingt, soit quarante ans après, j’ai écrit un livre « Quoi de neuf sur la Guerre ? »  dont les premières pages sont écrites de cette colonie de vacances par un garçon de 13 ans, Raphaël :

« Chère maman, cher papa, Je me suis fait plein de nouveaux camarades, il y a un surtout avec qui je m’entends bien qui s’appelle Georges. Il a une manie, il fait des listes de films. »

Dans une autre lettre il écrit :

 » Chère maman, cher papa, Aujourd’hui c’est jour de courrier. Il est arrivé une drôle d’histoire et je ne sais pas bien comment la raconter. Georges qui est à côté de moi et qui profite de l’heure du courrier pour refaire sa liste de films parce qu’il n’a pas à qui l’écrire, m’a dit qu’il fallait tout noter pour s’en souvenir et le raconter plus tard. » 

Et dans la dernière lettre avant le retour à Paris : 

 » Chère maman, cher papa, … On a appris que beaucoup d’enfants allaient rester au manoir après les vacances, ce sont tous ceux dont les parents ne sont pas encore rentrés des camps. A Georges qui reste aussi, j’ai dit que c’était bien, que tous ceux qui restaient allaient se sentir en vacances. Mais il ne savait pas très bien. Peut-être que ses parents vont revenir bientôt. Je lui ai promis de lui écrire. Si le jour de courrier est maintenu il aura à qui écrire maintenant. »

Moi, j’étais comme Raphaël, ce garçon de cette colonie de vacances, puisque j’avais une mère et un père à qui je pouvais écrire. Je leur écrivais que je mangeais bien, que je m’amusais bien, que nous apprenions des chansons. Aussi, j’ai été surpris lorsque Eric de Rothschild, dans une lettre amicale me faisait l’honneur de me convier à prendre la parole pour cette cérémonie de la Hazkarah. Il me semblait que d’autres, plus que moi, en étaient légitimes. 

Alors j’ai pensé à toutes ces années passées dans les colonies de vacances de la Commission Centrale de l’Enfance. A toutes ces années pour lesquelles j’ai toujours des élans de tendresse. Pourquoi sont-elles si présentes dans ce que j’écris? Comme de livre en livre sont présents les enfants de ces colonies de vacances dont j’ai été le moniteur. Ces enfants, en particulier ceux dont les parents avaient été déportés et auprès desquels j’ai tant appris et pour qui j’ai tenu à écrire plus tard que ma présence parmi eux était peut-être plus importante pour moi que pour eux. C’est grâce à eux, à ce que j’avais appris avec eux, par eux, que j’ai pu m’occuper des enfants dans le film « Les 400 coups » de François Truffaut puis à devenir son assistant. Après, devenu cinéaste, bien qu’aimant beaucoup les films de fiction, en tant que spectateur, c’est par les films documentaires que j’étais attiré. Avec eux quelque chose allait se mettre en route. Singulièrement, c’est en lisant « Les Récits Hassidiques » de Martin Buber que j’ai compris pourquoi je voulais faire des films documentaires. Pour la Relation. Pas seulement ce qu’on relate d’un événement mais aussi et surtout dans le cadre des films documentaires ce qui se passe entre ceux qui filment et ceux qui sont filmés. La relation est essentielle, car elle permet seule ce mouvement réciproque fait de dialogue, de regards, de silences. Un dialogue fait de mémoire.

Dans « Je et Tu », également de Martin Buber et dont la lecture a été déterminante, j’avais souligné cette phrase : « On se regarde, chacun attendant que l’autre s’offre à faire ce que les deux souhaitent. »

Je l’ai dit en commençant, Georges, ce garçon qui n’avait pas à qui écrire, avait dit à son copain Raphaël qu’il fallait tout noter pour s’en souvenir et le raconter plus tard. C’est, devenu cinéaste, ce que j’ai tenté de faire dans un film que j’ai appelé « La génération d’après ».

C’est en 1970 que j’ai eu comme projet de réaliser ce film. Dans le cadre d’une série qui s’appelait « Les femmes aussi » que produisait Eliane Victor. Je suis allé la voir pour lui parler de ce projet. Je lui ai parlé du manoir d’Andrésy. Je lui ai dit qui étaient ces enfants. Qu’apres avoir été cachés par des voisins ou des paysans, la Libération venue, ils ont été recueillis dans ces maisons d’enfants où des éducateurs étaient soucieux de préparer une vie normale à ces enfants à qui on avait retiré leurs premières possibilités d’amour. Ces enfants dont les petits ne se souvenaient pas avoir dit les mots : maman et papa. J’ai dit à Eliane Victor que ces enfants étaient devenus adultes. Et que je me demandais comment ils étaient devenus adultes. Comment fait-on pour devenir père et mère alors que les modèles ont depuis si longtemps disparu. Eliane Victor m’a écouté et elle a accepté mon projet. Elle m’a seulement rappelé que l’émission s’appelait « Les femmes aussi ». Alors, au titre « La génération d’après » j’ai ajouté : « Cinq femmes élevées dans les foyers de la Commission Centrale de l’enfance, aujourd’hui mères de famille racontent… »

J’ai commencé tout à l’heure en parlant de mes hésitations, de ma surprise d’avoir été invité à prononcer une allocution, et si je suis la aujourd’hui, c’est pour qu’on entende ces cinq femmes. C’est à elles, à tous ces enfants que j’ai connus dans ces colonies de vacances que je dois d’être là. Ce sont ces enfants dont je veux qu’on se souvienne. Et que nous allons écouter. Les écouter, comme on écoute les moments de vie que l’on ne veut pas laisser derrière soi.

Le film fait une heure. J’en ai choisi quelques extraits. À Liliane, j’avais demandé si le fait de ne pas avoir de modèles avait joué dans son désir d’avoir des enfants.

« Pour désirer, je ne sais pas m’a répondu Liliane, mais pour l’élever, je crois que ça a été un handicap effectivement. Les points de repères étaient pratiquement nuls mais je crois qu’instinctivement j’ai apporté à ma fille ce qu’il fallait apporter. Mais il y avait beaucoup de choses que je croyais ne pas savoir bien faire parce que je ne savais pas si c’était comme ça que ça se faisait. »

En fin d’entretien, je lui ai demandé si ces problèmes elle pensait en parler à sa fille.

— Oui, m’a-t-elle répondu, je pense lui en parler. Je ne sais pas encore comment lui en parler, mais je pense lui en parler. 

Je trouve que c’est nécessaire qu’elle sache ce que sont devenus ses grands-parents. C’est un problème qui me touche toujours et qui me touchera toujours.

J’avais posé la même question à Simone.

— Les motivations pour lesquelles je leur en parlerai sont très mélangées. D’abord, je leur en parlerai parce que je veux qu’ils sachent. Ils sont nés en France, mais j’ai l’impression qu’ils sont un peu différents des autres enfants du même âge parce qu’ils sont marqués par tout ce que je peux faire inconsciemment.

Quand on a des enfants, ce n’est tout de même pas facile de jouer au papa et à la maman. Il faut tout réinventer, il a fallu deviner. Mais je crois qu’en réalité, c’est nous-mêmes qui avons du mal à sortir de l’enfance. C’est pour ca qu’on se raccroche toujours aux images qu’on a reçues, qui sont imprimés. Quelques fois quand je m’occupe des filles, tout à coup j’ai l’impression que moi je suis la petite fille, c’est très fugitif et puis que moi je suis ma mère.

J’ai l’impression de faire, de retrouver les mêmes gestes. 

Il y a des trucs bêtes, par exemple aux douches, on n’avait pas de douches à la maison et on allait dans un établissement de douches et j’allais avec ma mère et c’est une des images qui me sont restées. Maman avait une façon de s’essuyer le dos avec la serviette que je refais, c’est idiot à dire comme ça, mais il faut bien s’identifier à quelque chose.

Et puis, il y a eu Janine au cours de ces entretiens, Janine qui a raconté qu’elle avait été en février 1962 à la manifestation anti-OAS. C’est en rentrant chez elle qu’elle a appris par la télévision qu’il y avait eu huit morts à cette manifestation. Et elle a été terrifiée à l’idée qu’elle aurait pu être au nombre de ces morts et laisser son enfant orphelin comme elle l’avait été puisque ses parents avaient été déportés. Et c’est en pouvant à peine retenir ses larmes qu’elle m’a dit que, elle, ne pourrait plus aller manifester. Après, elle m’a encore dit :

— C’est à la naissance de mon fils que j’ai eu le sentiment de savoir ce que c’était réellement une famille. À sa naissance mes beaux-parents nous ont pas mal aidés et j’ai demandé à ma belle-mère quand est-ce que je pourrais lui rendre parce qu’elle m’avait beaucoup donné, et elle m’a dit tu ne me rendras pas, tu rendras à mes petits-enfants et ça m’a permis de me resituer dans une lignée.

Ces entretiens je les ai eus également avec Bernadette et Nadia. Avec Bernadette, nous sommes allés dans le parc du manoir dont elle m’a parlé avec nostalgie pendant que son fils courait devant nous entre les arbres et les bosquets.

Nadia a beaucoup parlé de son engagement dans la vie publique. Sa mère a été déportée. Son père, le docteur Maurice Ténine a été fusillé le 22 octobre 1941 à Chateaubriant.

Ce film, « La génération d’après », je l’ai dédié à Marcel Dorembus. Et c’est pour lui que j’ai écrit les derniers mots :

Il était arrivé à Andresy en 1945 en même temps que les autres. Il avait six ans. Il ne voulait pas rentrer dans cette maison trop grande pour lui, cette maison qui ne rappelait en rien celle de sa première enfance.

Il est des êtres auxquels on s’attache plus volontiers. Marcel était de ceux-là. Mais toute l’affection dont il était entouré ne l’avait pas empêché d’être seul. Un jour de novembre 1963, il alla se tuer dans le parc d’Andresy. Il avait vingt-quatre ans. Je ne sais pas si on peut expliquer une mort et sans doute vaut-il mieux se taire. Pourtant, cette mort, depuis que je la connais, je ne peux plus l’oublier. C’est peut-être parce que Marcel n’est pas mort le 26 novembre 1963 mais que déjà il avait été tué avec ses parents il y a un peu plus de vingt-cinq ans.

Je crois qu’on ne peut rien bâtir sans rencontres. Et ce fut mon cas. Il faut une vie pour en prendre pleinement conscience. Ça a commencé avec la lecture de « Je et Tu » de Martin Buber. C’est là que j’ai lu cette phrase qui dit tout : « Il dirait ce qu’il est, avant dire ce que par la rencontre il est devenu. »

C’est de quelques-unes de ces rencontres avec qui j’ai partagé des moments de vie dont je voudrais parler.

J’habitais au 30 rue de la Butte aux Cailles, au-dessus d’une boutique où mon père fabriquait et réparait des chaussures. Au 7 de la même rue, habitait un garçon dont les parents tenaient une épicerie. Nous allions dans la même école et nous étions dans la même classe. Il s’appelait Henri Beck. Un jour ses parents et les miens avaient dû mettre dans leurs vitrines une affiche portant la mention « entreprise juive », en français et en allemand. Judisches Geschäft. Le lundi matin 8 juin 1942, Beck m’avait attendu devant l’épicerie de ses parents pour aller à l’école. Nous avions tous les deux cousu sur le côté gauche de notre veste, l’étoile jaune dont le port était obligatoire pour les Juifs de plus de six ans et nous en avions presque onze.

Quelques semaines plus tard, le commissaire de police de la rue Bobillot à qui mon père faisait des chaussures sur mesure, nous a appris un après-midi que la grande rafle aurait lieu le lendemain matin. Mes parents avaient dans le même immeuble une petite pièce prêtée par des voisins dans laquelle on entreposait le cuir. C’est dans cette pièce que nous nous étions cachés. Mon père avait couru avant le couvre-feu prévenir la famille Beck, mais soit qu’ils n’y croyaient pas réellement, soit qu’ils ne savaient pas où aller, ils restèrent chez eux. Des voisins, plus tard, ont raconté qu’ils avaient vu des policiers emmener toute la famille Beck. On les emmenait au Vel d’Hiv. C’était le jeudi 16 juillet 1942 au matin.

Pour Beck il n’y a plus eu de rentrée des classes.

Dans le mémorial de la déportation, j’ai appris qu’il était né le 22 mars 1931 à Krasnik en Pologne. Qu’il était parti de Drancy le 14 août 1942 par le convoi 19 en direction d’Auschwitz et que les enfants de ce convoi furent gazés dès leur arrivée.

C’est en 1999 que j’ai publié mon deuxième livre. Il a pour titre « Berg et Beck ». C’est un roman, mais j’ai tenu à ce que le nom de Beck soit gardé. Dans ce roman, Berg, d’une maison d’enfant dont les parents ont été déportés, écrir à Beck. Il lui écrit (la lettre est datée de février 1952) qu’il est en mesure de lui donner des nouvelles du monde. Il lui dit qu’il a pris du retard.

Dix ans. Et il lui écrit : “De toute façon, il faut que je continue de t’écrire, et ce n’est pas parce que tu ne répondras pas que l’histoire va devoir se passer de toi.”

En mars 1952, parlant de ces lettres, il lui écrit :

“Je crois que ces lettres sont faites pour être écrites. Seulement pour être écrites. Et pour garder intacts mes onze ans puisque c’est l’âge que tu as gardé, toi. Et qu’il n’y a peut-être que ça qui compte. Et aussi pour me persuader que d’une certaine manière tu es encore présent.

Plus loin, c’est d’un café de la rue de la Butte aux Cailles que Berg écrit à Beck :

“Je suis au café, mais qui m’attend ici ? Je suis ici et j’écris. Oui, je continuerai à t’écrire puisqu’il paraît que tu n’as de vie que parce que je suis encore vivant.”

À la fin du livre, c’est pour lui-même que Berg écrit :

« Beck n’a plus qu’un nom. Beck maintenant n’est plus que celui à qui j’écris. Il est celui à qui je n’arrive pas à écrire. C’est qu’on ne parle pas à un mort comme on parle à un vivant. Ces mots, ces lettres qui se voulaient des paroles de vies, à qui étaient-ils destinés ? Et puisque j’écris et demeure avec ces lettres, écrire à Beck n’est-ce pas en définitive écrire à moi-même ?”

J’interroge la rue, mais je suis le seul à nous voir et nous n’avons plus le même âge. Écrire à Beck qui, j’en ai en maintenant la certitude, m’accompagnera jusque au bout.

Je ne m’étais pas trompé en écrivant il y a vingt-cinq ans que Beck m’accompagnera jusqu’au bout, et pas non plus lorsque j’ai écrit “ce n’est pas parce que tu ne répondras pas que l’histoire va devoir se passer de toi.”

L’histoire ne s’est pas passée d’Henri Beck.

Il y a deux ans je lui ai écrit pour lui raconter ce qui s’est passé devant le 7 rue de la Butte-aux-Cailles le 25 janvier 2022.

« Cher Henri,

J’ai quelque chose à te raconter. Quelque chose qui s’est passé devant chez toi, quelque chose que dans mes dernières lettres il m’avait été difficile d’imaginer.

À l’initiative d’une personne qui maintenant habite ton immeuble, une plaque commémorative portant les noms des sept personnes qui avaient habité là avant d’être déportées, a été posée sur le mur, à l’endroit même où se trouvait l’épicerie de tes parents. Avec le soutien de la Mairie de Paris, une cérémonie a été organisée pour cet hommage. Il y a eu des discours officiels et amicaux. Plus de cent cinquante personnes étaient venues, rassemblées devant chez toi, attentives et respectueuses. Elles étaient venues pour apprendre ce qui avait été commis la, ce 16 juillet 1942. Et la chorale du collège où nous avions été scolarisés a chanté “Chant des marais”. Dans ce camp morne et sauvage, entouré de murs de fer. »

Après la cérémonie, un monsieur est venu vers moi. Il m’a dit son nom, qu’il était encore un bébé lorsque tu as été arrêté et que tu étais son oncle. Il m’a dit encore : “j’ai quelque chose pour vous” et m’a donné une photo. J’avais devant les yeux ton visage que depuis quatre-vingts ans je n’avais pas revu. J’avais écrit : “Beck n’a plus qu’un nom”. Je venais de retrouver ton visage.

Je vais vous parler d’un garçon qui s’appelait Serge Lask et que j’ai connu en colonie de vacances lorsqu’il avait quatorze ans.

Lorsqu’il eut l’âge de travailler, comme moi, assis derrière une machine à coudre, il a assemblé des vêtements. Ce métier, il l’avait appris avec son père dans l’atelier où quand il était petit sa mère et son père travaillaient. Il avait cinq ans lorsque sa mère a été déportée.

Après avoir assemblé des vêtements, sont venus les dessins. Ces dessins représentaient des zèbres, ces animaux à rayures. Ces zèbres étaient poursuivis par des loups.

Un jour il a eu entre les mains un livre écrit en yiddish. Cette langue qu’il ne parlait pas, qu’il ne lisait pas, qu’il ne savait pas écrire, il avait décidé de se mettre à peindre. Il dessinait de l’écrit pour que quelque chose ne se perde pas. Signes qu’il faut faire survivre, que les feuilles en soient pleines, qu’on n’y trouve pas de vide.

Peinte, effacée, réécrite, grattée jusqu’à l’usure, à nouveau recouverte, yiddish sur yiddish, cachée afin de réapparaître encore, l’œuvre de Serge Lask raconte ce que lui a été volé. 

Il avait écrit : « Quelquefois je pense que l’écriture est un peu le portrait de ma mère, cette manière de se rendre compte de ma mère, de retrouver quelque chose, c’était l’écriture. Ma mère est dans un autre monde. C’est l’écriture qui me permet d’en parler. »

Ce yiddish sur yiddish que Serge s’est acharné à recopier avec obstination, mots illisibles, indicibles, des mots en quête de sépulture, recouverts d’autres mots eux-mêmes sans sépulture. Mais ces mots sont là.

“Celui qui a été ne peut plus désormais ne pas avoir été”, a dit Vladimir Jankélévitch. On peut le dire aussi des mots que Serge Lask a tracés. Ils ne peuvent plus désormais ne pas avoir été.

Il faut que ce papier soit usé d’écriture, avait-il dit. À cette écriture, il a consacré les quinze dernières années de sa vie. Serge Lask, né à Paris en 1937 est mort le 19 octobre 2002.

Un jour, ça devait être en 1949, le frère aîné d’un ami qui, comme moi, demeurait rue de la Butte-aux-Cailles, sachant que j’étais tailleur me parle d’un de ses copains, étudiant comme lui mais pas tout à fait. Pas tout à fait parce qu’il avait préparé et réussi son bac tout seul.

Il me dit aussi que les parents de cet ami ont été déportés et qu’étant à court d’argent il lui fallait absolument trouver du travail. Et il me demande si je pouvais en parler à mon patron.

J’en parle donc à mon patron Monsieur Grynszpan, mais sans trop y croire parce que c’était un petit atelier.

– Il sait faire quoi ton copain ? me demande monsieur Grynszpan.

– Il a son bac.

Ma réponse m’était venue spontanément en toute innocence. C’est le regard étonné, déconcerté de mon patron qui m’a fait vite comprendre que pour assembler les pièces d’un vêtement il n’était pas nécessaire d’être titulaire d’un examen aussi prestigieux.

Et à part ça ? semblait aussi dire son regard. 

– Ses parents ont été déportés.

– Dis-lui de venir, a été sa réponse.

Je savais qu’on venait dans un atelier pour apprendre un métier. Ce jour-là j’ai appris que l’on pouvait aussi recevoir des leçons de vie.

Cet ami avec qui j’allais dans cet atelier passer une saison entière, c’était André Schwarz-Bart.

Je savais que sa situation derrière une machine à coudre était provisoire. En fin de journée, lorsque nous nous séparions quand je le regardais s’éloigner, je pressentais pour lui je ne sais quel destin, devinant qu’il serait particulier.

Et puis un soir, nous sommes en 1959, je suis devant mon écran de télévision, je regarde Lectures pour tous. André Schwarz-Bart est là avec Pierre Dumayet. Il venait d’écrire Le dernier des Justes qui allait obtenir le prix Goncourt.

« De tous les écrivains que j’ai reçus à Lectures pour tous, m’a dit plus tard Pierre Dumayet, André est certainement celui qui m’a le plus impressionné. La lenteur qu’il mettait entre presque tous les mots était fascinante.

On voyait bien que tout en répondant aux questions, il cherchait à saisir une vérité ancienne. »

Il ajoutait qu’André avait dit : “Mon livre est un petit caillou blanc que j’ai posé sur une tombe.”

Je ne vais pas dire ici l’importance de ce livre, dire en quoi il est fondateur, inaugural. D’autres l’ont fait et on continuera à le faire. Mais, c’est ce soir-là, devant la télévision, que j’ai appris à écouter les silences. Ceux d’André Schwarz-Bart étaient impressionnants, comme s’ils permettaient aux mots de ne pas s’égarer.

Après avoir vécu quelques années en Suisse, André s’était retiré discrètement en Guadeloupe d’où Simone, sa femme, était originaire. Lors de ses passages à Paris il me téléphonait. Je suis à Paris disait-il. Et le lendemain il dînait à la maison, et Élén, ma femme, ne manquait pas de lui faire un bouillon qu’accompagnait des kneidlers qui lui rappelaient ceux que sa mère cuisinait à Metz où il avait passé son enfance. J’avais pour seule consigne de me pas signaler sa présence à Paris.

Un soir, nous nous sommes retrouvés dans un restaurant du 13e arrondissement où il demeurait lorsqu’il venait à Paris. Il nous plaisait généralement de marcher un peu après. Et là, venu dans une de ces conversations qui naissent on me sait trop comment, désignant un coin d’herbe, André me dit qu’il pouvait mourir là, comme ca et que ça n’avait pas trop d’importance. C’était dit sans tristesse, il n’y avait dans sa voix aucune trace de lassitude. C’était seulement, m’a-t-il semblé, la voix d’un homme qui avait accompli ce qu’il avait à accomplir. En 2002, j’avais été invité à rencontrer des élèves d’un lycée dans la petite ville de Charlieu près de Roanne. Les élèves de seconde et de première m’avaient accueilli dans une salle aux murs couverts de dessins qu’ils s’étaient appliqués à faire illustrant mon travail. J’avais été frappé par un de ces dessins : un cœur immense d’un rouge éclatant, brisé en son milieu, remplissait la feuille de papier. Une aiguille et du fil étaient également dessinés et cette aiguille recousait avec soin ce cœur brisé.

“C’est un cœur juif” m’a dit immédiatement une voix près de moi. C’était l’auteur du dessin, une enfant d’une quinzaine d’années. Ce cœur, dessiné par cette enfant me renvoyait à la dernière page du Dernier des Justes. Là, André Schwarz-Bart, à bout de souffle, donne les noms des camps de concentration. Et puis ces mots : « Parfois il est vrai, le cœur veut crever de chagrin. » André Schwarz-Bart, né à Metz le 23 mai 1928 est mort le 30 septembre 2006.

Je vais terminer avec celui par lequel j’ai commencé et qui a dit « qu’il fallait tout noter pour s’en souvenir plus tard ». J’ai écrit ça dans un roman. Georges est un personnage de roman. Or précisément si ce roman existe, si tout ce que j’ai écrit existe, c’est parce que Georges Perec, un jour de 1980, alors que je venais de dire que j’avais l’idée d’une nouvelle, ne voulant pas savoir ce qu’elle racontait, m’a dit : « Écris-la ». Croyant que c’était l’amitié qui parlait ce n’est que deux ans après son mort que j’ai écrit cette nouvelle. Elle faisait six pages, elle raconte un peu de mon passé de tailleur. Et lorsque Paul Otchakovsky-Laurens m’a demandé la suite, tout naturellement j’ai écrit : « Je me suis fait plein de nouveaux camarades, il y en a un surtout avec qui j’ai inventé un roman et qui s’appelait Georges. »

Oubliant que “Quoi de neuf sur la guerre ?” était un roman, beaucoup de lecteurs ont cru que le Georges des lettres que j’ai lues tout à heure, était Georges Perec. Et ils ont eu raison de le croire tout en ayant tort. Ce n’est qu’en 1975, chez des amis communs, que j’ai fait sa connaissance.

C’est juste avant que je parte en Pologne tourner « Refugié provenant d’Allemagne, apatride, d’origine polonaise. »

Voilà une demi-heure que vous m’écoutez, une demi-heure durant laquelle j’aurais pu vous parler que de Georges Perec. Et cette demi-heure n’aurait pas suffi. « Les souvenirs sont des morceaux de vie arrachés au vide », avait-il écrit dans « W ou le souvenir d’enfance. »

Ces moments de vie passés avec lui, comment en parler ? Je pourrais vous parler longuement de cette première soirée au cours de laquelle, il voulait absolument que je lui en dise plus sur mon projet de tournage en Pologne, alors que moi, je voulais qu’on parle de « W ou le souvenir d’enfance » que je venais de lire.

Je pourrais vous raconter qu’après la projection du film il était tombé dans mes bras en larmes et que de cette rencontre est né le projet de projet de tourner ensemble « Les Récits d’Ellis Island. »

Et puis parler de la photo faite à la Bar Mitsvah de mon fils Nicolas sur laquelle on voit avec quelle attention il écoute l’accent yiddish de mon père, cet accent qu’oin ne lui avait pas laisser le temps d’entendre. 

Et dire pourquoi : il avait dédié l’album des « Récits d’Ellis Island » à la mémoire de Madame Kamer, cette femme que j’avais longuement interviewée en yiddish et qui m’avait dit : « J’ai même oublié à quoi le yiddish ressemble. »

Et vous dire encore comment et pourquoi une jeune femme avait traduit en yiddish le texte que Perec avait écrit pour les Récits « d’Ellis Island » après l’avoir entendu dit dans le film : “Je ne parle pas la langue que mes parents parlaient.” »

Dans mon exemplaire de « W ou le souvenir d’enfance » dont les pages commençaient à se détacher, à chacune de mes lectures je marque des temps d’arrêt. Celui-ci, page 59, que pour des raisons évidentes je ne vais pas commenter : « Je n’écris pas pour dire que je n’ai rien à dire. J’écris : j’écris parce que nous avons vécu ensemble, parce que j’ai été un parmi eux, ombre au milieu de leurs ombres, corps près de leurs corps ; j’écris parce qu’ils ont laissé en moi leur marque indélébile et que la trace en est l’écriture.

Leur souvenir est mort et l’écriture, l’écriture est le souvenir de leur mort et l’affirmation de ma vie. » De ce livre dont il faudrait tout retenir, il y a un autre moment que je vais vous lire après vous avoir dit qu’il y a des textes que j’aime savoir et dire par cœur. Mais pas celui-là. Pas celui-là, parce que c’est la voix de Perec que j’entends. Une voix dont j’ai gardé le souvenir.

« Moi, j’aurais aimé aider ma mère à débarrasser la table de la cuisine après le dîner. Sur la table, il y aurait eu une toile cirée à petits carreaux bleus ; au-dessus de la table, il y aurait eu une suspension avec un abat-jour presque en forme d’assiette, en porcelaine blanche ou en tôle émaillée, et un système de poulie avec un contrepoids en forme de poire. Puis je serais allé chercher mon cartable, j’aurais sorti mon livre, mes cahiers et mon plumier de bois, je les aurais posés sur la table et j’aurais fait mes devoirs. C’est comme ça que ça se passait dans mes livres de classe. »